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DANS LA GUEULE DU LOUP

 

Ce 9 mai 1958, on apprenait, à Alger, la prétendue exécution, après simulacre de jugement, de trois jeunes militaires français faits prisonniers près du village de La Calle, les nommés René Decourteix, Robert Richomme et Jacques Feuillebois dont, bien entendu, les corps ne devaient jamais être rendus ou retrouvés.

Dans le même temps, Monsieur Pflimlin déclarait, avant même son investiture son intention « de saisir toutes les occasions d’engager les pourparlers en vue d’un cessez-le-feu et de faire appel aux bons offices tunisiens et marocains. »

Il n’en fallait pas plus pour que, de la juste révolte de la population d’Algérie devant le sort réservé à ces trois soldats français et des perspectives indignes formulées par le futur chef de l’état français, naisse une explosion.

Cette révolte eut lieu le 13 mai et les hommes, qui la menèrent, ignoraient qu’elle serait détournée, à leur profit, par des politiciens sans scrupules qui ne voyaient dans cette immense manifestation patriotique qu’une opportunité : celle de remettre au pouvoir le Général De Gaulle.

Dès 16 heures, ce 13 mai, un véritable flot humain déferle sur le plateau des Glières. Au cri repris par cent mille gorges : Algérie française ! Il remonte les escaliers du Forum, envahit le Gouvernement, vide, par les fenêtres, étagères et tiroirs.

C’est un grand chambardement, un gigantesque désordre mais c’est, aussi, une formidable allégresse, une fantastique résurrection, celle d’un pays qui, dans son intégralité, se voyait trahi et condamné et qui tout à coup reprend espoir.

Vous étiez tous là, Salan, Massu, Trinquier, Martel, Laquière, Thomazo, Hattab Pacha, Lagaillarde, Madhi. Cette exultation, vous l’avez partagée, puis un certain Delbecque s’est présenté à vous comme l’envoyé de Soustelle. Ce n’était pas vrai mais vous l’ignoriez.

De même, vous ignoriez qu’à la faveur des circonstances exceptionnelles suscitées par votre patriotisme, une équipe sans scrupule allait s’emparer du pouvoir transformant votre action en véritable coup d’état.

Le cri que vous avez lancé, du haut du balcon du Forum, Salan, a-t-il été spontané ou imposé ?

Sérigny, pourquoi, dans l’Echo d’Alger, avez-vous lancé cet appel ? Vous souvenez-vous ?  «  Parlez, parlez vite, mon Général ! » ?

Soustelle, vous aviez notre confiance. Vous vous êtes associé, étroitement, à la lutte que nous menions pour défendre notre terre. Savez-vous que la conspiration s’est construite sur le crédit de cœur que nous vous accordions ?

Qui, aujourd’hui, pourrait répondre à ces questions ? Certains ont emporté leurs secrets dans la tombe, le vent de l’Histoire a effacé le reste.

Complètement ? Pas tout à fait. Etions-nous seuls à nous égosiller sur le Forum ?

« Algérie Française ! Algérie Française ! »

En France et dans le monde, on imaginait la population musulmane d’Algérie inféodée, sans conditions, à la rébellion, souhaitant, dans son immense majorité, s’affranchir du joug colonialiste.

S’il en avait été ainsi, c’était le moment de descendre, en masse, dans les rues en réclamant l’indépendance du pays.

Ils sont venus, le 13 mai 1958 et tous les jours qui ont suivis, souvent de loin, fréquemment à pied, en cars, en train, en voitures, ils sont, tous, venus en masse, en nombre, en foule, en multitude.

Ils sont venus pour crier leur vérité, pour exprimer leurs espoirs, pour convaincre le monde de leur détermination.

Que s’égosillaient-ils à hurler, les musulmans d’Algérie sur le Forum ? Nous voulons l’indépendance ? Pas du tout. Unanimement, de toutes leurs poitrines ne sortait qu’un seul cri : « Algérie Française ! »

Ils ont été plus de cent cinquante mille, chaque jour, sur le Forum, à Alger, à se relayer pour clamer, avec les Européens, dans la fusion des cœurs et des esprits, pendants de longs jours et de longues nuits, leur attachement à la France. Combien dans les autres villes ? Combien dans les villages et dans le Bled ? Ils étaient l’unanimité. La Casbah d’Alger ressemblait à une immense cocarde tricolore, une nouvelle « fleur de Paris » qui fleurissait dans tous les cœurs et s’étalait sur toutes les terrasses.

Où étaient les fameux indépendantistes en ce temps là ? Dans quel abîme la rébellion, allumée et nourrie par des pays étrangers hostiles, avait-elle basculée tandis que vous brûliez, mes sœurs musulmanes, vos haïks sur le Forum ? Il n’aurait fallu qu’un instant de plus pour que la paix revienne. Juste un moment d’amour de plus pour que vos feux de joie ne se transforment pas en feux de paille.

La foule qui criait, qui chantait la Marseillaise, qui applaudissait à tout rompre représentait l’Algérie toute entière, tous les enfants de ce pays qu’ils soient musulmans, israélites ou chrétiens. Tous. Une joie sincère, profonde, se lisait sur tous les visages, ce peuple entier vivait dans un monde nouveau, celui de la fraternité.

Et qu’on ne nous dise pas qu’il s’agissait d’un rêve… Ils n’ont pas rêvé, les témoins. Les photographies ne sont pas truquées. Les documentaires restent de vivantes preuves.

Mais il est des fautes tellement grandes qu’une éternité de vertu ne suffirait pas à effacer. Il vint, bientôt, celui qui affirmait nous avoir « compris ».

Fermez les yeux. Tendez l’oreille. Laissez-vous pénétrer par la jubilation d’un pays tout entier qui attendait son sauveur.

Un souffle immense balaie Alger, ce 4 juin. Il est chaleureux, unanime, fait d’espoir pathétique, de patriotisme fervent et tout cela vibre, bourdonne et perce dans un cri : Algérie Française !

Et ces deux mots, proférés dans un accord parfait par des milliers de bouches, se muent, tout à coup, en granit ou en plomb à la manière d’une chape inébranlable.

Sur le parcours du cortège officiel, les chaussées, les murs, les arbres, le vent de l’Est qui fait tournoyer les feuilles et même l’immensité bleue qui ne décolère pas, prennent, en chœur, ces mêmes mots pour en faire une clameur propre à donner la chair de poule à des pierres.

Et celui qui avait été appelé dans le seul but de sauver l’Algérie Française apparaît, enfin, dans la soirée, à ce fameux balcon du Forum où toute une élite avait, déjà, juré, sur l’honneur, de garder, l’Algérie à la France.

Quels sont ses premiers mots auxquels vous, moi, les témoins et les murs et les pierres et la mer et le soleil, toute la nature et même le Tout Puissant, qui là-haut, dans son ciel pur voit toutes choses, donnent valeur d’engagement solennel, de serment sur l’honneur ? Vous en souvenez-vous ?

Écoutez-les, encore :

- «  Je vous ai compris ! Je vois que la route que vous avez ouverte en Algérie est celle de la rénovation et de la fraternité.

- Eh ! bien, de tout cela, je prends acte, au nom de la France et je déclare, qu’à partir d’aujourd’hui, la France considère que dans toute l’Algérie, il n’y a qu’une seule catégorie d’habitants : Il n’y a que des Français à part entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs. »

L’avez-vous bien entendu. Au nom de qui prend-il de tels engagements ?  En son  nom personnel ? Pas du tout. Il les prend au nom de la France, au nom de notre mère-patrie à tous, celle pour laquelle, dans toutes les guerres, nous avons versé notre sang, celle pour laquelle nous sommes, encore prêts à lutter et à mourir.

Comment pouvez-vous douter davantage ? Vous n’êtes pas, complètement, convaincus ? Alors, suivez-le dans son périple. Ne perdez aucun mot de ses autres discours. Enfoncez dans votre cœur et dans votre esprit les mots qui l’obligent, qui le nouent, qui le lient à l’Histoire et n’oubliez jamais que cet homme-là parle au nom de la France, pays des Droits de l’Homme et du respect de l’honneur.

- « Princes du système... » S’exclame Léon Delbecque «  Vous espériez étouffer la révolution ? N’y comptez pas car nous n’avons pas franchi le Rubicond pour y pêcher  à la ligne. Nous irons jusqu’au bout de ce que nous avons entrepris le 13 mai. Nous avons la prétention de vous fournir, Mon Général, les moyens d’assurer votre gouvernement de Salut Public. »

Et lui, le général, que dit-il ? Le voici à Bône. Ecoutez-le :

- «  L’Algérie est une terre française, organiquement et pour toujours.

C’est insuffisant pour vous convaincre ? Hommes de peu de foi ! Oyez son discours de Mostaganem et gravez, alors, dans votre cœur l’affirmation vibrante qui le termine :

- «  Il est parti,  de cette terre magnifique d’Algérie un mouvement exemplaire de rénovation et  de fraternité… C’est grâce à cela que la France a renoncé à un Système qui ne convenait ni à sa vocation, ni à son devoir, ni à sa grandeur… Il n’y a plus, ici, je le proclame en son nom et je vous en donne ma parole, que des Français à part entière, des compatriotes, des concitoyens, des frères, qui marcheront, désormais, dans la vie, en se tenant par la main…

Vive l’Algérie Française ! Vive la République ! Vive la France ! »

Si après toutes ces preuves, il reste parmi vous des sceptiques, qu’ils considèrent le vote de la Métropole. La France n’a-te)-elle pas voté, sans réserve, la confiance à celui qui été appelé pour sauver l’Algérie Française en approuvant à 90 % la Constitution de la Vème République.

Et qui est ce nouveau Président sinon celui que votre ferveur patriotique a placé au pouvoir, celui qui s’est, lui-même présenté comme le sauveur de l’Algérie Française ?

Dans les mois suivants, les marchands de rêve ont encore bien travaillé. La plupart des parlementaires du groupe U.N.R. n’ont-ils pas précisé sur leur profession de foi, tout à côté de leur appartenance gaulliste, ces deux mots : Algérie Française.

L’évolution de l’opinion algérienne, principalement celle des musulmans s’est orientée vers la France. Une France forte. Une France généreuse. Une France compréhensive. Une France juste. Une France gagnante.

Pendant la longue période électorale du premier semestre 1959, Ils ont dû braver l’hostilité d’indépendantistes qui avaient perdu toute audience et toute crédibilité, les musulmans élus, à un titre ou à un autre, pour participer à l’administration de la France. Ils furent douze mille.

A une autre époque, ces douze mille hommes auraient été condamnés à mort par la rébellion, mais ils ne risquaient plus rien. Le chef de l’état ne leur avait-il pas assuré qu’ils étaient des Français à part entière avec les mêmes droits et les mêmes devoirs que les autres ?

La Méditerranées ne traversait-elle pas la France comme la Seine traverse Paris ?

Vous aviez confiance en la parole du Grand Homme, mes frères, une confiance sans réserve, une confiance aveugle.

Vous ne saviez pas, vous ne pouviez même pas imaginer, que vous veniez, tous, de tomber dans la gueule du loup.

Un loup perfide, un loup cruel qui refermait, insensiblement, sur vous ses terrifiantes mâchoires afin de vous tenir et vous broyer à sa guise, quand il le voudrait…

Quand vous l’avez compris, il était, déjà, trop tard. Oh ! Vous avez bien essayé de lutter. Plusieurs fois, vous êtes, même, parvenus à faire reculer le loup, le temps de reprendre haleine, mais il a usé, avec une nation toute entière, de tant de stratagèmes, de subterfuges, de calomnies et de mensonges, qu’il a fini par l’écraser, l’anéantir sous ses puissantes canines.

Souvenez-vous, encore, même si ces souvenirs font mal…  Quand vous êtes-vous perçu que vous aviez été joués, bernés, trompés, trahis ?

Est-ce la première fois que vous avez entendu parler de la paix des braves ?

Est-ce au moment des premières  rafales tirées par des gardes mobiles français sur des patriotes français ?

Est-ce sur le Forum, quand quatre Généraux, couverts de gloire, ont choisi de s’opposer aux négociations avec un ennemi vaincu ?

Est-ce pendant cette période où les patriotes furent traqués, emprisonnés, torturés, mis à mort par cette police parallèle à la solde du Chef de l’état ?

Est-ce à la signature d’un chiffon de papier qui livrait votre terre tant aimée et ses habitants à une minorité de terroristes ?

Non, jusqu'au dernier moment vous avez cru en la générosité et la noblesse de la Mère-Patrie, vous avez attendu qu’elle désavoue cet homme là.

Où avez-vous perdu tout espoir. Dans le ghetto de Bab-El-Oued ? Pendant les mitraillages d’Oran ? Dans la rue d’Isly lorsque des soldats français tiraient sur les femmes et les enfants, achevant les blessés à terre ?

Ou bien, devant les grilles fermées des casernes oranaises, tandis qu’on vous égorgeait ?

Non, cet espoir, vous le gardez, encore, au fond du cœur. Il est tenace, il est enraciné, profondément, dans vos entrailles. Votre pays, votre sol natal, on vous l’a arraché et vous ne le reverrez plus jamais. Mais l’œuf de Pandore reste intact dans votre panier vide.

Ne vous a-t-on pas appris, au temps de votre jeunesse que : C’est beau, c’est grand, c’est généreux, la France ! Alors vous estimez qu’un Pays, qui a donné des hommes comme Roger Degueldre, Jean Bastien Thiry ou Raoul Salan, ne peut pas continuer à occulter la vérité… Vous conservez  au fond du cœur une intime conviction :

Vous êtes certains la Mère-Patrie ouvrira, un jour, les yeux et vous rendra, enfin justice.

C’était, il y a bien longtemps… Pourtant, le croiriez-vous ? Le sang, qui a coulé des hideuses babines du loup, quand il vous broyait sous ses dents féroces, appelle encore le sang dans les rues d’Alger ou d’Oran.

 

                                                             

                                                                                  Anne CAZAL

                                                                                        Extrait des Contes de ma province sanglante.