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LA NORIA

J’ai fait, cette nuit, un étrange rêve...

 

Les vagues blondes, sans cesse rebroussées par le simoun, faisaient flotter dans l’air comme un nuage de poudre rose. Aussi loin que le regard pouvait porter, on ne voyait que cette immensité flavescente, enlevée dans les rayons d’un soleil éclatant.

Soudain le crépuscule oriental rafraîchit l’air brûlant en l’irisant de teintes fugitives et légères et, au loin, l’oasis apparut, enveloppée dans les lueurs du couchant, découvrant de hauts murs que le soleil déclinant habillait de marbre incarnat et des enfilades de galeries en ogives qui conduisaient à une cour mauresque plantée d’orangers aux fruits vermeils, de palmiers d’un vert éblouissant, de fleurs écarlates et, au cœur de celle-ci, un jet d’eau s’égrenant en gouttes de rubis et d’améthyste sur des carreaux de faïence émaillée.

...Il s’appelait Jean-Claude...Son nom de famille, il ne s’en souvenait plus très bien. Était-ce Peyre ? Lapeyre ? Il avait oublié...Il  fuyait depuis longtemps sa mémoire qui le terrorisait davantage que ses bourreaux… Il ne savait plus depuis combien de jours, depuis combien de lunes, depuis combien d’années, enchaîné à sa poutre, dans sa nuit sans fond, il tournait sempiternellement pour enclencher les rouages grinçants qui faisaient monter l’eau jusqu’en haut, jusqu’au-dessus de son tombeau, jusqu’au ciel, dans l’air bleuté de l’été.

L’été… Oui, il se rappelait… Sa vie s’était arrêtée en été… L’été 1962… L’été de la peur… L’été de la terreur… Il luttait… Pourquoi, déjà ? Une femme s’accrochait à ses basques… Un sourire triste,

L’angoisse dans la voix. « N’y va pas, mon fils ». Il était parti. Qu’allait-il faire ? Il ne savait plus.

Oran, la plage du Cap Falcon, la mer Bleue, d’un beau bleu de saphir, hérissée par le vent d’est d’une écume saline et étincelante. Il plongeait, se secouait, tout blanc d’écume et repartait dans la lumière du matin… Non, cela c’était avant… Avant la capture… Avant l’horreur…

-  « Yalla ! Tabhar ! »…… Ses jambes s’arc-boutèrent. Depuis des lustres, sa marche continue avait creusé dans la pierre un cercle profond comme un sillon dont il connaissait toutes les failles et toutes les aspérités.

Pendant un moment, l’effort écrasant annihila la pensée. Un pas, un autre pas, encore un pas. Les muscles tendus, de bois, et l’habitude qui huile les mouvements. Le grincement devint régulier. Ne pas penser… Surtout, ne pas penser…

La douceur de ce sourire obsédant qui avait illuminé son enfance et soudain, le vrombissement des avions qui piquaient face à l’immeuble… Le crépitement des mitrailleuses… Un vacarme épouvantable… Les voisins, les enfants qui hurlent.

- « Maman ! » Et il la revit s’écrouler, toute sanglante, dans le fracas de la fenêtre brisée par la rafale, entraînant dans sa chute, le rideau à grosses fleurs vertes.

Tous ces bruits résonnaient, désespérément, en lui. Alors il s’arrêta, posa ses mains sur ses oreilles, mais, peine perdue, les cris, les gémissements et les râles entraient en lui, faisant vibrer ses tempes folles et il revivait chaque souffrance, chacune par son nom, chacune à son tour.

Durant un moment, le jet d’eau diamantée s’était élevé vers le ciel et voilà qu’il s’affaissait tristement en gouttelettes que le crépuscule habillait de feu… Les femmes du harem furent irritées. L’une d’elle frappa dans ses mains, donna de la voix et le garde se précipita, le fouet à la main, dans le puits noir où l’esclave aveugle faisait marcher la noria.

Il serra les dents, reçut les coups sans broncher et se remit en marche… Pourquoi était-il rescapé de tant d’horreurs ? Était-il hypnotisé par tant d’images qu’il ne pouvait plus voir mais qui, sans arrêt, remontaient, en désordre, de son cœur à sa mémoire ?

Il avait renoncé à estimer la fuite du temps, il n’y avait plus de temps ici. Il aurait voulu renoncer aussi à penser et se concentrer uniquement sur le moment où le gardien le détacherait et lui apporterait sa nourriture.

Les chaînes entamaient encore, quelquefois, sa peau devenue pourtant si dure.

Mais, ces bribes de  mémoire revenaient brusquement, sans prévenir, et son corps frissonnait, se révulsait devant elles.

Il aurait tant voulu venger sa mère morte… Qui l’avait  Qui l’avait tuée ?  Etaient-ce les aviateurs qui mitraillaient Oran ? Ou les  gardes-mobiles ? Non, les uns et les autres avaient simplement exécuté des ordres… Ordres de qui ?  Pourquoi ? Dans quel but faisait-on  mitrailler les immeubles ? Était-Ce par  l’aviation… Quelle aviation ?

« Française. » chuchota froidement sa mémoire.

Et ce mot fit remonter à la surface un autre souvenir: -  «  Algérie Française !  Algérie Française !   ». Il criait à s’en écorcher le gosier, parmi une foule, une marée humaine qui déferlait dans la rue d’Arzew. A ses côtés, ses deux amis de toujours, Charly, le laborantin, et Slimane, l’instituteur…

Brusquement, en face, … les Rouges ! Ces gardes-mobiles exécrés et sans pitié. Ils avaient ouvert le feu sur la foule désarmée, sur les drapeaux tricolores qui se tachaient de sang. Il aurait voulu courir vers eux, leur parler, leur demander pourquoi des Français tiraient sur des Français mais ils ne connaissaient pas d’autre moyen de dialogue que la poudre inhumaine et hostile. Alors, d’un immeuble, la réplique était venue, hésitante, bégayante et dans le fracas des armes, il avait rejoint ceux qui défendaient sa ville

Au dehors, la nuit africaine, dont la fraîcheur se bat sans cesse contre les relents du brûlant sirocco, avait pris possession de la terre, du palais, du jardin et même du désert qu’elle noyait maintenant dans ses ondes fuligineuses.

Le gardien entra, le déchaîna, lui tendit un bol tiède et un morceau de kesra rassis. C’était fini… Un autre jour était passé dans la trame de l’abandon et de l’oubli.

Il tomba sur sa paillasse ! Et seul, dans sa nuit opaque, il se demanda quelles griffes haineuses l’avaient tiré, hors de la vie, pour le précipiter dans cet enfer sans nom qui lui refusait la mort.

Qui avait ordonné les mitraillages des immeubles ? Qui était vraiment responsable de la mort de sa mère, chez  elle, dans son appartement ? C’était un être très méchant, une bête sauvage… Comment s’appelait-il ? Chat ? Oui, Chat. Était-ce seulement un chat homme ?Non, c’était vraiment un gros chat de gouttière sournois, féroce et sanguinaire, aux miaulements tonitruants, qui se livrait, avec complaisance, à la plus ignoble palinodie de l’Histoire, n’ayant pas assez de bon sens et d’esprit pour trouver le chemin de l’honneur et s’amusant avec les patriotes comme avec de vulnérables petites souris auxquelles il ne donnait jamais aucune chance avant de les mettre à mort, suivant son humeur, en les livrant aux Rouges, ou aux autres, ceux qui les videraient de leurs sang.

Vidés de leur sang ! Un frémissement parcourut sa peau. Sur quel spectacle d’épouvante s’ouvraient ses yeux vides ?

Charly ! Les hommes du Chat avaient arrêté Charly parmi d’autres patriotes, les résistants qui ne demandaient qu’à rester français sur une terre française… Ceux qui luttaient, pour leurs frères, ceux qui avaient choisi les voies étroites de la vraie gloire, ceux d’une organisation dont il ne se rappelait plus le nom.

Avec Slimane, ils avaient cherché Charly… Savoir où il était… Dans  la caserne où on l’avait emmené ? En Prison ?

Une nausée l’envahit…

Au petit matin, on avait retrouvé Charly… Jeté comme un sac usé en bordure de quartier arabe… Si blanc que sa peau en devenait neigeuse, les yeux encore ouverts, complètement exsangue… Saigné à blanc 

- « Le Chat l’y a volontairement abandonné ».

affirma la mémoire impitoyable qui, décidément, n’arrêtait pas de le meurtrir.

Les hommes de la résistance haïssaient le Chat. Ce vominagrobis, brutal et bestial, qui se prenait pour un tigre, avait décidé d’extirper la France de leur cœur par la violence, l’injustice et les massacres.

Mais les Oranais s’en moquaient. Qui les contraindraient à trahir leur terre française et leurs frères musulmans ?  Personne. Ni le Chat, ni son maître, homme sans scrupules dont il avait depuis longtemps rejeté le nom.

Slimane était instituteur dans le quartier du Minaret. Ensemble, ils transcrivaient l’espoir commun sur les murs de la ville… Comment était-ce déjà ? O… O.A.S. vaincra. Ils connurent ensemble des feux d’artifice pendant lesquels la ville se déchaînait dans un concert de casseroles, unité des cœurs et désespoir des âmes qui luttent contre la trahison.

Un beau jour d’avril, l’ennemi avait investi l’école de Slimane, terrorisant et blessant les écoliers. Les hommes du Chat étaient restés passifs et insensibles… Quel beau spectacle de voir ainsi malmenés des enfants français ! Slimane n’était pas retourné dans cette école, parmi les bambins qu’il aimait tant ! Il était entré en résistance comme on entre dans les ordres. « Il vaut mieux » disait-il « mourir pour la cause sacrée de l’Algérie Française que la trahir sans pudeur et sans honte »

 

Par l’unique soupirail qui éclairait sa prison, un rayon lunaire et glacé vint effleurer son visage crispé, le caressant comme une lame qu’il ne voyait plus, il luttait contre cette mémoire qui venait l’agresser chaque nuit et dont la torture était pire que l’enfer.

« Arrête ! » supplia-t-il « Arrête, je n’en peux plus »

On n’efface pas ainsi le film de sa vie, d’une vie hors du temps où, seuls règnent en maîtres les souvenirs.

Le Chat et ses Rouges avaient écrasé le peuple. Par le sang et l’écœurement, ils avaient  brisé les patriotes. Belle victoire que celle d’anéantir les fils de la Mère-Patrie pour installer à leur place l’ennemi combattu la veille et qui demeurait l’ennemi !

Puis, vint le temps où Oran la joyeuse, Oran la gaie, Oran la pimpante fut bradée, sans qu’aucun choix ne soit possible, aux mains d’un groupuscule terroriste et le jour funeste arriva… Dans la cité, devenue, soudain, grouillante, débordante de haine, le Chat contemplait son œuvre en se frottant les mains.

L’ennemi vaincu, accueilli en vainqueur, accouru en masse, parcourait les rues, traquant chaque Français épouvanté, envahissant chaque immeuble, chaque administration, battant les portes à les rompre… Une odeur de sang humain flottait sur la ville, tandis que le Chat laissait s’accomplir l’holocauste.

Où étaient ses frères ? Où étaient les compagnons de sa jeunesse ? Pendus à des crochets de boucher ou jetés pêle-mêle au Petit-Lac, tous égorgés, mutilés, souillés, sacrifiés sur l’autel de la haine.

Les cris, les appels à l’aide, les râles et, en face, les Rouges, impassibles, qui applaudissaient à la tuerie. Slimane et lui étaient descendus dans la rue avec le secret espoir de sauver quelques vies. Les terroristes les arrêtèrent sur la place d’Armes et les conduisirent au Commissariat le plus proche où ils s’installaient en triomphateurs.

Ils attendaient, sur un banc, menotté, menacé par deux mitraillettes. On fit entrer Slimane dans une pièce, derrière une porte fermée et il entendit les cris de douleur du jeune homme. Puis passa Omar Belarbi, hier policier français et aujourd’hui complice de cette abomination, qui le reconnut, écartales gardes, l’entraîna, défit ses menottes et lui ouvrit une porte sur la rue.

Un dernier regard en arrière et, soudain, sous la porte derrière laquelle on torturait son ami, un mince filet de sang s’écoula… Alors, au lieu de s’échapper, librement, il s’était précipité vers le lieu du supplice.

- « Non ! » cria-t-il, « Non ! Après je ne sais plus… je ne veux plus rien me rappeler… »

- « Allons ! » dit la mémoire « Depuis trent ans, je te le répète, jour après jour, heure après heure, tu ne peux avoir oublié. »

Slimane, son ami de toujours, son frère, couvert de sang, sans yeux, maintenu debout par sa chevelure rousse, abondante et crépue, respirait encore, râlait encore !

Le premier coup de crosse fut si vigoureux qu’il heurta violemment dans sa chute l’arête d’un meuble… Il perdit conscience puis revint à lui, dans une nuit sans fond, grâce à laquelle sa vie fut épargnée.

Il ne vit pas le couteau qu’on approcha de ses yeux mais il entendit cette voix qui clamait : - « Aveugle, il est aveugle… C’est Khlaham de tuer un aveugle, il est robuste. Donne-le-moi. »

C’est ainsi qu’il fut écarté du monde des vivants. Disparu, sans que plus jamais personne ne se soucie de lui. ABANDONNé… Par qui ?

 Oh ! Surtout, il ne voulait pas la réponse à cette question… Cela, il ne pouvait pas l’entendre !

« Yalla, Noud ! »

Il se leva, se laissa docilement enchaîner à sa poutre, depuis longtemps ses tortionnaires n’étaient plus ceux qu’on pourrait imaginer. L’effort salvateur apportait l’oubli. Fugace, temporaire mais apaisant.

Les muscles tendus, les bras raides, les chevilles craquantes. Un pas, encore un pas, un autre pas… Les rouages qui grincent puis qui ronronnent et, à l’intérieur de sa tête, une clameur, un combat titanesque…

- «  abandonné par qui ? »

- « Non !pitié ! Je ne sais plus… Je ne veux plus RIEN savoir ! »

- « Mais oui, tu le sais » ricana la mémoire « qui t’a abandonné ? Dis-le ! »

Alors, il poussa un grand cri, exprimant sa douleur immense. Un cri qui glaça d’effroi toute la foule bariolée qui vivait dans l’oasis. Un cri dont les ondes dramatiques firent trembler les dunes, qui noircit l’horizon d’un vert éblouissant bordé de rose, qui traversa la Méditerranée sur laquelle le soleil levant émiettait ses pétales d’or et qui vint, jusqu’à mon lit, m’atteindre au cœur.

- «  LA France ! » hurlait le prisonnier, «  LA France ! »

Je m’éveillai, en sursaut, tandis que dans le clair matin, ruisselant de lumière et de rosée, à travers les lourds parfums qui montaient jusqu’à lui narguant  les grilles et les verrous, au jardin silencieux le jet d’eau s’élevait, doucement, en cristallines gouttelettes qui retombèrent sur les faïences bleues en s’écrasant comme des larmes.

Était-ce un rêve ou un cauchemar ?

                                                                                                                                                Anne CAZAL