À propos de …
… CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ…
Marianne ou la mère infanticide
À dix ans, Marianne observait, avec désolation, les taches de rousseur parsemées sur ses joues, qui donnaient, à son visage espiègle, un teint mordoré. À douze ans, elle n’osait plus s’exposer aux rayons chaleureux du soleil d’été et la plage, sa complice de toujours, n'entendait plus résonner ses fous rires d’enfant. À quinze ans, elle recherchait, avec constance, un remède miracle qui viendrait à bout de cette éphélide qu’elle jugeait enlaidissante et se transformait, chaque soir, suivant son humeur et le remède essayé, en pierrot blanc ou masque noir. Puis elle eut dix-huit ans et considéra, enfin, qu’à tout prendre, cela accentuait, plutôt, la blondeur pâle de ses cheveux bouclés et faisait ressortir l’éclat de ses yeux noisette dans lesquels se noyaient toutes les étoiles du monde. Cette constatation le réconcilia avec elle-même et elle entra au Conservatoire avec une aisance dont elle ne se serait pas cru capable.
Lorsqu’elle descendait la rue de Tanger, légère, heureuse, on pouvait suivre, comme un feu follet, sa toison d’or et le jeune horloger, dans sa boutique, en perdait sa loupe, à chacun des passages de l’éblouissante silhouette. /…/
Quelques allées et venues, devant la vitrine de l’horlogerie, suffirent à rendre le jeune homme éperdument amoureux de cette fille à la peau blanche et fine qui se pigmentait d’or roux comme une pêche mûre.
Un beau jour, il l’aborda, la fit rire, lui plut et leur vie devint vite un duo./…/ Puis, par un beau samedi de mai 1960, une jeune mariée radieuse entra dans l’église Saint Augustin en oubliant définitivement ses taches de rousseur.
Les parents de Marianne avaient bien manifesté quelques réticences… Elle était, encore, si jeune ! Abandonner, ainsi, ses cours de piano alors qu’elle était si douée et voulait devenir professeur ! /…/ On chercha, longtemps, un logement pour eux ; ce n’était pas très facile de se loger, à Alger, à cette époque ! Puis, parce que la chance sourit aux amoureux, ils dénichèrent, dans la rue d’Isly, non loin de la Grande Poste, deux petites pièces, aménagées dans une ancienne buanderie, sur la terrasse d’un immeuble de six étages. /.../
Il est vrai que cette période n’était pas propice à une vie heureuse. On avait connu, dans le Bled, une terreur sans nom qui faisait des victimes à foison, puis le terrorisme urbain, aussi impitoyable, mais plus aveugle que l’autre, avait envahi la ville./…/
Mais là-haut, sur cette terrasse, où il faisait trop chaud l’été, trop froid l’hiver, le bonheur s’installa, malgré tout. Marianne vivait les événements avec beaucoup d’insouciance et lorsque son jeune époux était au travail, elle partait, à pied, faire ses courses au marché de la Lyre/…/ puis faisait un crochet par la rue de l’Échelle pour embrasser sa mère et, bien souvent, préparer, avec cette fine cuisinière, les bases de son propre repas.
Dans une conjoncture épouvantable, la jeune femme réussissait la prouesse d’être heureuse. La passion, qu'elle vivait, lui donnait l’ineffable fortune de ne rien comprendre à la folie humaine. Elle menait une vie d’oiseau dans un pigeonnier parce que, là-haut, elle ne voyait plus que les cieux. Les explosions, les cris de douleur, les sirènes des ambulances, elle ne les entendait pas tant elle était émerveillée d’écouter, en elle, une promesse, qui s’annonça peu de temps après son mariage, celle d’un petit enfant.
Ce n'étaient plus des leçons de cuisine qu’elle allait prendre, rue de l’Échelle, mais des cours de tricot. Comment devaient être les brassières d’un bébé à naître au début de l’automne ? À la fois légères et chaudes. Alors en tirant la langue à force d’application, Marianne comptait : deux mailles ensemble, une jetée, un jour et ainsi de suite…/…/
Petit Pierre naquit en septembre 1961. Un beau mois qui prolongeait l’été en le rafraîchissant. Marianne accoucha à la clinique Lavherne et s’étonna, lorsqu’elle tint, sur son cœur, ce nouveau-né si blanc dont la petite tête ronde s’ornait d’un blond duvet, que ce fut si facile de multiplier, à l’infini, tous les sentiments tendres./…/ Elle acheta, à Prénatal, non loin de chez elle, un porte-bébé ventral muni de sangles qu’elle attachait dans son dos et, son tout-petit bien serré contre sa poitrine, elle continua ses promenades quotidiennes vers le marché en passant par le domicile maternel./…/ En mars 1962, Petit Pierre, du haut de ses six mois manifestait, déjà, un vif intérêt pour le monde de sa mère en poussant des cris de joie dès qu’elle l’habillait pour sortir. Elle le plaçait contre son cœur et, chaque jour, marchand d’un pas rapide et souple, elle l’amenait déjeuner chez sa grand-mère dont il appréciait les délicieuses compotes./…/
Le premier jour du printemps fut bien sombre pour Alger. On chuchotait que le F.L.N. régnait, désormais, en maître sur les hauteurs de la ville tandis que l’armée française faisait irruption dans les immeubles du centre et procédait à des perquisitions souvent suivies d’arrestations, se conduisant, envers la population européenne en véritables troupes d’occupation./…/
Vivre !... Espérer et vivre ! … Prier, seulement, un peu plus fort… Prier pour qu’un miracle s’accomplisse et que vienne, enfin, la paix…/…/ Et, chaque jour, elle préparait l’enfant pour sa promenade quotidienne tandis qu’il riait joyeusement.
Le 23 mars, le quartier de Bab-El-Oued fut isolé, occupé, bouclé comme un ghetto et le martyr de ses occupants commença./…/
Elle rentrait chez elle, comme à l’accoutumée, le 26, lorsqu’elle croisa les premiers manifestants, portant des drapeaux tricolores et chantant la Marseillaise. Petit Pierre babilla son approbation en riant. Mais elle ressentit, brusquement, une sourde inquiétude et son sang se mit à bourdonner à ses tempes comme un essaim d’abeilles folles. A contre sens et rasant les murs, elle pressa le pas afin d’atteindre rapidement son immeuble, qui n’était plus très loin.
Soudain, la fusillade éclata et la terreur, en une fraction de seconde, envahit la jeune femme. Elle eut l’impression de se trouver au centre d’un foyer dont les flammes la carbonisaient sur place. Puis, elle vit trois tirailleurs, qui achevaient les blessés sur la chaussée, en marchant dans sa direction. Des gens, à deux pas, brisèrent une vitrine et s’engouffrèrent dans le magasin. Elle s’y précipita, aussi, derrière eux, sentant les petites mains de son fils se crisper contre sa poitrine. - « Au sous-sol ! » cria un homme et tous le suivirent.
Tous, sauf Marianne. Elle regardait, désespérément, autour d’elle. Où cacher son petit ? Dans le fond du magasin se trouvaient plusieurs landaus. En un éclair, elle détacha les sangles du porte-bébé et plaça le bambin dans l’une des poussettes.
- « Qu’il ne bouge pas ! Surtout, qu’il ne bouge pas ! » Supplia-t-elle, mentalement, en descendant, à son tour, l’escalier de bois tandis qu’elle voyait, déjà, derrière elle, l’arme au poing, le premier des trois tueurs au faciès haineux et au regard fou.
Tandis que le troisième pénétrait dans le local, Petit Pierre se mit à pleurer… Et cet assassin-là ne suivit pas les autres, au sous-sol, mais se dirigea vers les berceaux…
Et vous, charretiers de la mort… Vous qui avez entassé tant de victimes dans vos camions funèbres, devant le cadavre de l’enfant blond, n’avez-vous pas éprouvé le moindre serrement de cœur ? Le mien, depuis ce jour-là, est brisé.
Anne Cazal (auteur du Ravin rouge)
Extrait des « CONTES DE MA PROVINCE SANGLANTE* (inédit)